Lémofil à cœur ouvert
Interview
La créature est un être crée à partir du néant et vient habiter le monde des vivants. C’est en parfaite adéquation avec le premier EP de Lémofil intitulé Creatura. Les six titres proposent un savant mélange de rap et de poésie, le tout incarné par une voix rassurante et assurée. Il parvient en quelques mots à circonscrire les peurs les plus répandues au rang de l’enfance pour faire libérer les passions intemporelles qui nous traversent à l’âge adulte. Il fallait absolument que je rencontre ce jeune artiste aux textes poignants.
FG : Ton clip Perdre la raison vient de sortir, tu es heureux de l’accueil ?
Lémofil : Très content des retours ! c’était une aventure ! Avec mon projet Creatura, mon EP, mon objectif était de tout cliper. Justement dans cette logique où l’image est devenue méga importante. Les gens consomment plus d’images maintenant mais ça demande énormément d’énergie et beaucoup de temps, beaucoup d’argent à mobiliser. Après le clip de « Gueules Cassées », je voulais faire un autre clip pour rendre l’EP plus abouti. Le projet était un peu ambitieux.
FG : Pour ce clip tu as travaillé avec Alexandre Mameli, comment s’est passé votre collaboration ?
Lémofil : C’est la première fois qu’on bosse ensemble. Je suis lyonnais de base, j’ai commencé à vouloir faire de la musique là-bas et j’ai voulu vraiment bosser sérieusement en arrivant à Paris ce qui fait que mon réseau de scène et de musique est ici. J’essaye de me rapprocher des cercles de Lyon parce qu’il y a une scène rap que je trouve cool et avec qui je m’entends bien. Il y a notamment Fleur sous Bitume si tu connais, El bobby qui marche bien et qui a rempli la Marquise, bref, je suis bien fan de ces mecs et c’est par eux que j’ai connu Alexandre Mameli. On a commencé à discuter sur Insta, on s’est mis d’accord, on s’est vu une fois pour faire les repérages et après c’était le tournage.
FG : Le clip raconte un moment de fuite dans un hôpital psychiatrique, vous avez réellement tourné dans une institution ?
Lémofil : On a tourné dans mon ancien lycée à Lyon en fait.
FG : Et avant Lyon, tu vivais en Haute-Loire, au Chambon-sur-Lignon, c’est ça ?
Lémofil : J’ai passé mon enfance là-bas, je vis entre Paris, Lyon et le Chambon-sur -Lignon. Avec mes parents, on est partis quand j’étais au collège, on a déménagé à Lyon mais on a gardé la maison à Chambon ce qui fait que maintenant je vis entre ces trois villes.
FG : Comment as-tu eu l’idée du clip ? Tu vas trouver l’association un peu facile mais j’ai pensé à Vol au-dessus d’un nid de coucou où la passion amoureuse est une forme de folie.
Lémofil : Exactement ! En gros, dans le refrain, il y a cette métaphore de la vraie folie et celle de l’amour qui peut être une forme de folie socialement acceptée. Alexandre trouvait que ce serait visuel de choisir un asile. J’ai adoré l’idée, après un dialogue, j’ai voulu la faire évoluer en partant d’un asile de fous d’amour. On le voit à des petits détails, la pilule en forme de cœur par exemple. Les gens sont en deuil amoureux finalement. Donc, oui, évidemment, Vol au-dessus d’un nid de coucou est une référence et aussi le film Mommy pour la scène du téléphone avec la camisole.
FG : La narration est effectivement hyper limpide, il y a des petits signes qui donnent du sens immédiatement à l’image et le tout colle assez bien au texte.
Lémofil : Gros taff d’Alexandre sur le montage qui a un vrai talent pour les clips. J’avais peur que les gens se perdent dans le scénario parce que le texte ne colle pas forcément. Finalement, ça match bien et je suis très content.
FG : L’actrice que l’on voit principalement à l’écran avec toi est une connaissance ou c’est sur casting ?
Lémofil : Je ne la connaissais pas du tout, on a fait un casting Instragram en envoyant un message à tous mes contacts notamment ceux dans la sphère du théâtre. Et on avait la contrainte du lieu qui est un lycée, on ne pouvait pas y avoir accès tout le temps. Je trouvais le profil de l’actrice cool, elle a une gueule avec une qualité de jeu qui crève l’écran dans le clip, elle est impressionnante à la caméra.
FG : En parlant de Théâtre, toi-même tu en as fait !
Lémofil : Un petit peu oui, j’ai été président de la troupe du théâtre de Dauphine.
FG : Pendant tes études en sociologie c’est ça ?
Lémofil : Voilà, c’est ça, exactement. Tu es bien renseigné (rires). Je n’ai pas tant d’expérience que ça en théâtre mais c’est vraiment un truc que je kiffe. Et pour le coup cette expérience avec celle des scènes ouvertes a permis un meilleur tournage du clip. Des acteurs pros m’ont fait l’amitié de venir. Je ne sais pas si tu as vu les live sessions mais j’aime l’interprétation, je suis beaucoup dans l’incarnation.
FG : Justement, je me demandais si ton expérience du théâtre avait influé sur ton interprétation musicale. Tu as depuis remporté deux concours, est-ce que les planches du théâtre t’ont permis de mieux t’exprimer pour ton projet rap ?
Lémofil : Il y a un truc similaire entre ce que j’ai fait au théâtre et ce que je fais en musique parce que Lémofil est un personnage. Il y a énormément de moi dans mes textes et quand je suis sur scène, le personnage me protège d’une certaine manière. Il me donne confiance en moi. Sur scène, j’aime bien parler entre les chansons et là je bégaye en racontant mon histoire. Il y a ce Tom pas très sûr de lui et après je me remets dans mon personnage de Lémofil et la confiance en moi revient. C’est vraiment du théâtre je pense.
FG : Lémofil c’est un rapport entre la maladie et un jeu de mots entre ton prénom et nom de famille ?
Lémofil : Ah ! Il y a ça et puis … Les mots filent…
FG : Evidemment, je me sens bête de ne pas l’avoir repéré avant !
Lémofil : (rires) Si tu creuses, tu pourras y trouver encore plein de sens !
FG : Je voulais revenir sur la genèse de ton projet, c’est ton goût de la poésie qui t’a amené vers la scène ou l’envie de créer et d’incarner un personnage peut-être ?
Lémofil : Tout se rejoint. Si on part du début, j’écrivais déjà au collège un peu en mode journal intime je pense. J’inventais des histoires. J’ai commencé un milliard de romans que je n’ai jamais terminé. C’était très maladroitement une imitation du livre policier que j’étais en train de lire ou de la série que j’étais en train de regarder. C’était très mauvais mais j’ai toujours eu ce truc d’écrire. Après au lycée, il y avait la génération de ce qu’on pourrait appeler « le rappeur de soirée ». Dans tous les groupes de potes, un mec faisait du freestyle en soirée, souvent pitoyable parce que bourré (rires). C’est difficile d’être crédible en egotrip et tout ça. J’ai commencé des textes de rap avec un côté plus émotionnel et là j’ai trouvé des scènes et j’ai arrêté de rapper dans ma chambre. La première fois que j’ai récité un texte en fait c’était au théâtre pendant l’entracte de la pièce et après j’ai commencé à faire des scènes ouvertes à Lyon. Quand je suis arrivé à Paris et que j’ai refait de la scène, j’ai rencontré Martin qui fait aujourd’hui toutes mes musiques.
FG : C’est lui que l’on voit dans ta session Lockdown ?
Lémofil : Oui ! Il est pianiste de formation et il avait organisé une soirée piano-voix et qu’il continue d’organiser d’ailleurs. Ça s’appelle « Paris Rap Poésie ». En gros je voulais jouer sur une de ses scènes et il oublie trois fois de m’appeler alors tu vois on n’était pas fait pour s’entendre au départ (rires). Finalement, on se comprend, on se fait un after ensemble et tu vois j’en viens à lui faire sa vaisselle donc habituellement c’est que ça se passe bien. Ça fait deux piges maintenant qu’on fait du son ensemble.
FG : Aujourd’hui ton projet musical te prend 100% de ton temps ?
Lémofil : En fait, j’étais en socio jusqu’à cette année à Dauphine et là j’ai changé pour me concentrer à 100% dans la musique. J’étais en M1 alors pour rassurer mes parents je fais un M2 à Paris en Industrie de la musique pour être dans le milieu et rencontrer des gens. Je suis dans la phase où on doit se charger en travail et faire un peu tout et tout seul. J’ai de la chance d’être entouré de pleins de personnes qui sont volontaires pour m’aider dans le projet. Je pense à Delphine Ramirez pour le stylisme et les costume, Martin au niveau artistique compose tout et même au de-là pour les inscriptions aux tremplins par exemple. Des gens mettent des pierres à l’édifice disons.
FG : Concernant de processus de création, je t’ai découvert avec le morceau « Ceux qui restent » qui raconte de la perte et de la recherche d’une personne qu’on aime, est-ce que c’est un écho à une expérience personnelle ? Et pour tout te dire, à la première écoute, j’ai pleuré.
Lémofil : C’est très bizarre de faire pleurer les gens. Je suis fier et heureux de faire pleurer alors c’est très bizarre comme situation. En fait je suis heureux que les émotions passent et qu’elles servent à ressortir ce que nous avons souvent enfoui. Quand je suis scène et que je vois des pleurs, c’est partager une belle énergie. Et pour « Ceux qui restent », évidemment je ne vais pas te le dire ! (Rires).
FG : Tu veux garder la magie sur la véritable histoire ?
Lémofil : Globalement, je vais t’expliquer comment est né le morceau, c’est plus facile de parler de son vécu et c’est de ma vie que j’ai aussi envie de parler. Je raconte parfois des évènements qui me sont arrivés. Il y a aussi les histoires que me racontent les gens ou que je constate et en fait je fais un mélange de ça pour essayer de délivrer quelque chose qui touche un maximum de monde. Je vais chercher des trucs très intimes intérieurement mais je puise aussi chez les autres.
FG : Si on partait du principe qu’il s’agissait d’une histoire vraie, tu trouverais l’intention d’en savoir plus comme du voyeurisme ?
Lémofil : Au-delà du voyeurisme, c’est plutôt pour le texte. Je trouve dommage de coller un sens, tu vois ? Typiquement, toi le morceau t’a ému parce qu’il a peut-être évoqué quelque chose de ton vécu.
FG : C’est vrai, le texte a fait résonance avec un fait personnel.
Lémofil : Voilà ! Et je ne veux pas bloquer les gens, je préfère que les mots dévoilent l’imaginaire de chacun.
FG : D’ailleurs, ton écriture est ritualisée ? tu préfères te mettre devant ton ordinateur à une certaine heure ou tu es plutôt du genre à sortir un carnet avec un stylo ?
Lémofil : Déjà, il faut un joli carnet, c’est très important comme première étape ! Sinon je n’ai pas vraiment de rituel, quand j’ai des idées, je les note où je peux comme sur mon téléphone. J’ai travaillé comme caissier dans un supermarché l’été et dès que j’avais un moment où je m’ennuyais, je notais mes idées sur un ticket de caisse pour être sûr de ne pas les perdre. En revanche, quand j’écris un texte, je fais tout d’un coup. Je raconte des histoires alors j’ai besoin que la structure soit faite au même moment pour la rendre cohérente. Une fois que j’ai mon thème, mon axe et mes personnages, je me pose avec une musique qui tourne en boucle et j’y passe mon après-midi ou ma soirée. Après ça, je mets tout sur papier dans mon carnet justement mais il devient, au final, dégueulasse parce que j’écris très mal (rires). Dernière étape, je réécris tout sur téléphone pour avoir un texte plus propre parce que c’est plus facile à lire au studio.
FG : J’ai lu que tu avais été assez inspiré par Rimbaud pour la dimension poétique des textes. Le rap s’apparente à une nouvelle forme de poésie et on peut se demander si les poètes l’ont peut-être cantonné à une niche intellectuelle.
Lémofil : En tant que lecteur, je trouve ça dommage de mettre une frontière entre les deux. J’ai fait une prépa littéraire et dans cette prépa, il y avait une prof de littérature qui nous permettait de lire des poésies en début de cours. J’ai commencé à le faire, j’étais quasiment le seul d’ailleurs. J’allais découvrir des nouveaux poètes. J’ai compris que je n’y connaissais pas grand-chose en poésie mais j’ai découvert que je m’y connaissais quand même plus que des gens de ma classe. La poésie est un genre méconnu et pas consommé. C’est concis, les auteurs arrivent à mettre énormément d’émotions avec peu de mots et tant que lecteur, tu peux aller chopper une page et fermer le recueil. Pour les gens qui ont la flemme de lire et j’en fais partie, une page peut suffire. Le concept des poérap est là pour démocratiser. Je me souviens d’un poème de Desnos sur la nostalgie de la jeunesse et bien c’est encore valable aujourd’hui. J’ai des potes qui arrivent même plus à profiter de leurs soirées tellement ils sont dans l’idée de « c’est en train de passer ». Il y a des solutions à trouver dans la poésie et le rap vient terminer cette liaison. Il y a aussi pas mal de gens qui pensent que le rap se limite encore du gangstarap ou plus actuellement à la drill, comme si c’était un genre récréatif. La seule différence c’est la mise en musique, il faut briser cette frontière.
FG : Justement, tu évoques les frontières et pour aller plus loin, je trouve que tes textes ont une intention intemporelle. Tes histoires ne s’enferment pas dans un temps précis. On retrouve aussi une forme d’impudeur des émotions notamment sur les larmes qui reviennent souvent dans Creatura. Est-ce que dans ta vie privée, Tom se permet le même rapport ou tu profites du personnage de Lémofil pour les laisser s’exprimer ?
Lémofil : J’ai la chance de n’avoir jamais été retenu dans mes émotions. On ne m’a jamais dicté « un homme ça ne pleure pas ». Je me suis libéré de ces normes sociales, je pense, donc je n’ai pas trop de pudeur des émotions. Je dirais que j’ai aucune honte d’avoir mes émotions en revanche, Lémofil reste un moyen d’expression car il est plus extraverti que je ne le suis. Je n’aime pas dire « thérapeutique » mais c’est mon moyen de soigner mes failles. J’essaye de ne pas sortir que des émotions tristes aussi. En ce moment, je suis en réflexion sur l’amitié et sur l’affection entre pote. C’est des émotions positives difficiles à gérer. Par exemple dans « Perdre la raison » c’est une histoire d’amour d’une folie qui va bien.
FG : Dans ce morceau d’ailleurs tu parles d’un amour pas nécessairement charnel. On s’approche de la fin de notre entretien et j’avais encore une question pour toi. Dans Outro de ton EP Creatura, la fin d’une histoire semble s’approcher à une forme de douleur alors je voulais savoir : comment tu te sens ?
Lémofil : Très bonne dernière question ! Tu as peut-être provoqué des traumatismes qui se révèleront plus tard (rires). Non franchement ça va, tu avais l’air sympa (rires), c’est cool d’avoir ce genre de discussion. C’est agréable d’être en roue libre.